Steven Pinker, Psychologist and Cognitive Scientist at Harvard University, speaks at the innovation conference Digital-Life-Design (DLD) in Munich, Germany, 22 January 2018. The three-day conference aims to attract technological, political and cultural interest groups. Photo: Matthias Balk/dpa (Photo by MATTHIAS BALK / DPA / dpa Picture-Alliance via AFP)

Avec "Rationalité", le psychologue cognitiviste explique comment l'humanité a fait des progrès spectaculaires grâce à la raison.

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Il est l'un des penseurs les plus influents de la planète. Psychologue cognitiviste et professeur à Harvard, Steven Pinker publie Rationalité (Les Arènes), un vibrant plaidoyer pour la raison dans une époque où la subjectivité est reine. En exclusivité pour L'Express, l'intellectuel préféré de Bill Gates, auteur des best-sellers La part d'ange en nous et Le triomphe des Lumières, explique comment la pensée critique a amené des progrès spectaculaires, pourquoi il ne faut pas désespérer de l'actuelle vague de complotisme et d'obscurantisme et de quelle manière, individuellement et collectivement, nous pouvons tous devenir plus rationnels. Entretien.

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L'Express : Selon vous, la rationalité est le principal moteur des progrès que vous avez illustrés dans vos livres Le Triomphe des Lumières et La Part d'ange en nous. Sur quoi vous basez-vous ?

Steven Pinker : L'humanité a, depuis les Lumières, connu des progrès spectaculaires, le déclin de la pauvreté, des guerres, de la mortalité infantile, de l'analphabétisme, des famines... C'est un fait, pas une opinion. Depuis la seconde moitié du XIXe siècle, l'espérance de vie est passée de son seuil historique d'environ 30 ans à plus de 72 ans dans le monde, et 83 ans dans les pays les plus favorisés. Pendant la majeure partie de notre histoire, 90% de l'humanité a vécu dans ce que nous appelons aujourd'hui l'extrême pauvreté. A l'heure actuelle, c'est moins de 9%. Tout ça n'est pas arrivé parce qu'il y aurait une dialectique dans l'Univers faisant qu'inévitablement notre condition s'améliorerait. L'Univers ne se soucie nullement de nous. Si ce n'est que récemment que notre espèce a pu jouir de tels progrès, c'est bien parce que nous avons décidé d'appliquer la raison pour améliorer nos conditions matérielles.

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Mais la rationalité ne nous a pas seulement permis d'accroître nos richesses, la durée de nos existences ou notre niveau d'éducation. Elle a aussi été un facteur clef pour des progrès moraux. De nombreux mouvements sociaux ont d'abord été lancés par un argument raisonné, quand un philosophe ou un penseur a démontré pourquoi telle pratique est indéfendable. Ces manifestes ou discours sont devenus viraux, ont été discutés dans des salons ou des cafés, avant d'influencer l'opinion publique et les législateurs, puis d'être assimilés à la sagesse populaire. Contre la monarchie absolue, John Locke [1632-1704] a par exemple développé l'idée qu'aucun humain ne possède de droit naturel à dominer l'autre. La philosophe Mary Astell [1666-1730], première féministe anglaise, s'est elle demandée pourquoi, alors que tous les hommes naissent libres, les femmes naîtraient esclaves. Les oppositions à la torture, à l'esclavage, à la ségrégation des Noirs ou des gays ont ainsi d'abord été des arguments. Des raisonnements démontrant aux gens à quel point tolérer ces pratiques ne peut se justifier selon les valeurs qu'ils prétendent soutenir.

La pandémie du Covid a rappelé l'ampleur des mouvements complotistes ou antivax, tout en dopant l'audience de charlatans. Comment une espèce si intelligente que la nôtre peut-elle aussi être si crédule ?

Il y a de quoi être alarmé. Mais cette irrationalité actuelle n'est nullement la preuve que notre espèce débloque complètement. Car toute l'irrationalité que nous constatons aujourd'hui a toujours été présente. Qu'est la croyance en des miracles dans la Bible, si ce n'est un phénomène paranormal qui s'est répandu grâce à des fake news ? Les théories du complot sont probablement aussi vieilles que le langage. Quant au charlatanisme, il était à la base de tout ce qu'on appelait médecine jusque très récemment.

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La grande différence, c'est que ces mouvements d'irrationalité sont plus visibles à une époque où nos raisonnements sont devenus très sophistiqués. Plus qu'une vague d'obscurantisme, il vaudrait mieux parler d'inégalité en matière de rationalité. Nous avons d'un côté développé des vaccins à ARN contre le Covid en moins d'un an. Nous avons une médecine fondée sur les preuves. Même en sport, les statistiques ont permis de révolutionner les stratégies comme la sélection des joueurs. De l'autre côté, des phénomènes comme l'opposition aux vaccins nous semblent d'autant plus frappants.

La plupart d'entre nous sommes parfaitement rationnels dans notre vie réelle

Vous distinguez la pensée réelle et la pensée mythologique...

Il faut bien comprendre que la plupart d'entre nous sommes parfaitement rationnels dans notre vie réelle. Vous travaillez pour gagner de l'argent, vous gardez de la nourriture dans votre réfrigérateur, vous mettez de l'essence dans votre voiture. Mais l'irrationalité se développe quand il est question d'un monde au-delà de l'expérience immédiate : l'Histoire, l'avenir inconnu, le cosmique, les couloirs inaccessibles du pouvoir... Dans ce cas, vos opinions individuelles ne comptent plus tant que ça, et cela ne fait aucune différence perceptible dans votre vie. Comme on se fiche de mes croyances sur les origines de l'Univers, je peux développer une pensée mythologique qui m'apporte du réconfort ou du divertissement. La fonction de ces croyances n'est pas de construire une réalité sociale, mais d'exprimer une identité et l'appartenance à une tribu.

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Malgré toutes les conquêtes de la mentalité réaliste, la mentalité mythologique est encore très présente. L'exemple le plus évident est la religion. Plus de deux milliards de personnes croient que si l'on n'accepte pas Jésus comme son sauveur, on sera condamné à un tourment éternel en enfer. Heureusement, la plupart d'entre eux ne vont pas au bout de la logique et n'essaient pas de convertir des personnes par la force pour leur propre bien, comme cela a pu être le cas lorsque ces croyances étaient considérées comme littéralement vraies.

Aujourd'hui, on aime à accuser les réseaux sociaux de tous les maux. Est-ce justifié ?

Nous avons des institutions pour surmonter nos biais et erreurs de raisonnement, comme la science, le journalisme responsable ou la gouvernance démocratique. Ces institutions font appel à des mécanismes pour tenter d'éliminer l'irrationalité : l'évaluation par des pairs à l'université, les preuves empiriques en science, la vérification des faits pour les médias. Même Wikipédia a un système de correction. Mais il n'y a rien de tout cela sur les réseaux sociaux. Facebook ou Twitter mettent en valeur les réactions immédiates. La réputation de leurs utilisateurs est basée sur leur capacité à générer de l'indignation, et non sur leur exactitude.

Il est donc incontestable que les réseaux sociaux nous permettent d'exprimer notre irrationalité, contrairement à d'autres médias qui filtrent les absurdités qui peuvent traverser l'esprit des humains. Mais il ne faudrait pas les accuser de tous les maux. Depuis longtemps, des médias, comme les tabloïds ou des talk-shows, diffusent des théories du complot, avec des points de vue très polarisés. Souvenez-vous aussi des légendes urbaines. Il y avait toujours quelque chose d'incroyable qui était arrivé à "un ami d'ami". [Rires] Les réseaux sociaux ne sont donc qu'une partie du problème.

L'opposition au nucléaire est en grande partie motivée par le souvenir d'accidents très médiatisés

Vous présentez de façon très pédagogique les biais cognitifs et erreurs qui affectent notre raisonnement, et notamment les travaux de Daniel Kahneman et Amos Tversky. "Ces découvertes sont à mes yeux l'un des plus merveilleux cadeaux offerts à la connaissance par notre science" écrivez-vous...

Ce sont des découvertes que chaque psychologue aime à enseigner. Cela a refaçonné notre compréhension du jugement humain et de la prise de décision. Mais il est facile d'énumérer tous les bugs qui affectent nos fonctions cognitives. Sur Wikipedia, on peut retrouver une liste de 200 biais cognitifs.

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Dépeindre les humains comme étant totalement irrationnels me paraît un tableau bien incomplet, car après tout, c'est bien nous qui avons établi les règles des probabilités ou de la logique. Ce ne sont pas des extraterrestres ou des dieux qui nous les ont offerts. Les statisticiens et logisticiens sont des êtres humains comme les autres, et nous pouvons tous, je le pense, apprendre quelques règles essentielles.

Quels sont selon vous les biais essentiels à connaître?

Il y a d'abord "l'heuristique de disponibilité" découverte par Amos Tversky et Daniel Kahneman. A savoir que les personnes évaluent les probabilités des événements et des risques en fonction de la facilité avec laquelle ils peuvent se remémorer des exemples. Typiquement, on pense que la voiture est un transport plus sûr que l'avion, car on a tous en tête des images de crash. En réalité, les avions sont 1000 fois plus sûrs que les voitures par passager-kilomètre. Aux Etats-Unis, les gens pensent également que les tornades tuent plus que l'asthme, alors que cette maladie est 80 fois plus mortelle, mais ne donne pas lieu à des scènes spectaculaires.

Cela a de vraies conséquences politiques. Les sociétés surréagissent par exemple au terrorisme. Un petit nombre de personnes tuées dans un attentat permet d'instiller la peur dans tout un pays. Mais ce biais de disponibilité joue aussi dans notre perception de l'énergie nucléaire. L'opposition au nucléaire est en grande partie motivée par le souvenir d'accidents très médiatisés, Three Mile Island en 1979, Tchernobyl en 1986 et Fukushima en 2011. Il est aisé de s'imaginer être intoxiqué par les radiations, tout comme de visualiser, à tort, des centrales exploser comme des bombes. Tandis que le charbon tue, lui, en silence, et ne fait jamais la Une des journaux. Pourtant, même en partant du principe que les autorités soviétiques auraient dissimulé des milliers de décès à Tchernobyl, le nombre de morts dus à soixante ans d'énergie nucléaire équivaudrait toujours à environ un mois de décès liés au charbon. C'est problématique, car de nombreux climatologues s'accordent à dire que si on veut arriver à un objectif de zéro émission de carbone tout en continuant à satisfaire les besoins en électricité, le nucléaire doit faire partie du mix énergétique.

Et d'autres biais essentiels ?

Il y a le biais de confirmation : les personnes cherchent des informations renforçant leurs croyances et évitent les autres. Il y a le sophisme du joueur : si on tombe six fois à la roulette sur du rouge, on pense que le tirage suivant compensera cela avec du noir, quand bien même la roulette n'a pas de mémoire. L'illusion des séries est d'ailleurs la source de nombreuses superstitions : que les malheurs arrivent par trois, que les gens sont nés sous un mauvais signe, ou qu'une annus horribilis signifie que le monde part à vau-l'eau.

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Il y a le sophisme de conjonction, illustré par Tversky et Kahneman avec leur célèbre "problème de Linda", qui montre qu'une conjonction d'événements nous semble intuitivement plus probable que ses éléments séparés. C'est pourquoi les prévisions des experts et des éditorialistes sont souvent motivées par des récits pittoresques, au mépris de la probabilité. En 1994, Robert Kaplan avait un article célèbre, "L'anarchie à venir", qui annonçait au cours des premières décennies du XXIe siècle une série de calamités, crises et débâcles bien précises, comme une guerre mondiale du fait de l'Afrique ou une sécession de l'Etat d'Alberta au Canada. Chacun de ses scénarios reposait sur des histoires saisissantes, mais oubliait à quel point il était déjà statistiquement rare pour qu'une guerre éclate ou que des Etats se disloquent. Ce qui n'a pas empêché l'article de faire sensation. Bien sûr, rien de cela n'est arrivé. Depuis, le nombre de guerres civiles a considérablement diminué, et les frontières nationales ont à peine bougé.

Et que signifient le "raisonnement motivé" et le "biais de partialité" ?

Le raisonnement motivé, c'est la mobilisation de ressources rhétoriques pour arriver à une conclusion que nous voulions dès le départ. Les spécialistes des sciences cognitives comme Hugo Mercier et Dan Sperber pensent d'ailleurs que l'évolution n'a pas fait de nous des scientifiques intuitifs, mais des avocats intuitifs. Nous n'utilisons pas seulement ce raisonnement motivé pour notre propre gloire, mais aussi pour celle de notre groupe. Nous voulons que notre tribu, notre parti politique ou notre secte semble intelligente et noble, tout en ridiculisant et diabolisant l'équipe adverse. Les personnes endossent ainsi souvent des positions qui leur vaudront l'admiration de tous ceux qui sont dans leur camp.

Le chercheur Dan Kahan a lui montré l'importance du biais de partialité. A savoir que votre affiliation politique est souvent plus importante que vos connaissances. Même dans le cas du réchauffement climatique, Kahan a constaté que la culture scientifique ne représente pas un facteur clef. Ce qui compte, c'est votre camp idéologique : plus vous êtes à droite, plus vous êtes dans le déni. Mais, des deux côtés, la plupart sont tout aussi ignorants des faits scientifiques. Beaucoup associent ainsi le réchauffement aux déchets en plastique ou au trou dans la couche d'ozone.

La polarisation du débat politique ne cesse de croître. Selon nos affiliations idéologiques, nous ne partageons même plus une même réalité...

Cette polarisation est entretenue par des bulles médiatiques. Aujourd'hui, vous pouvez consommer des journaux ou télévisions qui ne vous exposent plus à aucun point de vue contradictoire. Mais, dans la vie réelle, il y a aussi une plus forte ségrégation géographique. Les gens très diplômés vivent dans les métropoles après s'être fréquentés à l'université. Ceux avec une éducation moindre habitent dans des zones périphériques. Il y a moins d'institutions aujourd'hui qui mélangent les personnes indépendamment de leur milieu, comme pouvait par exemple le faire l'Eglise.

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Par ailleurs, si vous croyez que la science n'est qu'un suppôt de la gauche ou inversement des industriels, alors le consensus scientifique ne fait plus sens pour vous. Les scientifiques sont désormais perçus comme représentant un groupe social comme les autres. Tous les antivax ou adeptes des théories du complot assurent ainsi avoir effectué des recherches sur des sites Internet soutenant leur point de vue, le problème étant bien sûr que ces sites ne respectent en rien les méthodes qui ont permis à la science de faire tant de progrès, comme le débat ouvert, l'empirisme ou les statistiques.

Mais la communauté scientifique a elle-même contribué à son image politisée, à ce qu'elle soit perçue comme une succursale de la gauche. Certains experts ont par exemple déploré que le démocrate Al Gore devienne, dans les années 2000, le visage du militantisme climatique, car cela a catalogué la lutte contre le changement climatique comme étant une cause de gauche.

La diversité d'opinions dans les facultés se réduit de plus en plus

Que peut-on faire pour devenir plus rationnel à un niveau individuel ?

On peut déjà lire les ouvrages de Kahneman, Mercier et Sperber ou Rationalité, mais c'est un avis forcément biaisé. [Rires] Je pense qu'à l'école, mais aussi dans la presse ou dans les conversations au quotidien, il y a un vrai travail à faire pour favoriser la rationalité. Au niveau individuel, on peut accorder une plus grande place aux statistiques et à la pensée critique, montrer par exemple la différence entre la causalité et la corrélation. Mais la rationalité est un bien public, et il faut aussi favoriser les institutions qui permettent de corriger les biais tout en agrégeant les connaissances. Cela passe par des espaces débat avec une vraie liberté de parole et le droit de critiquer d'autres points de vue. Des mécanismes permettant de nous rendre collectivement plus rationnels que nous ne le sommes individuellement.

Vous êtes très critique sur les universités actuelles...

Malheureusement, il y a des tendances qui rendent les universités moins rationnelles, ce qui corrode leur crédibilité aux yeux du grand public et participe au déclin de la confiance dans la recherche. Le problème, ce n'est pas une idéologie en particulier, tant qu'on peut la discuter, l'évaluer et la critiquer dans un cadre académique. Mais on assiste de plus en plus à la suppression d'opinions divergentes, à travers l'éviction de professeurs, d'invités ou même d'étudiants qui contestent les dogmes actuels.

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Cela passe souvent par des pétitions appelant à "canceller" des personnes, des discours ou même des articles dans les revues. Aux Etats-Unis, la diversité d'opinions dans les facultés se réduit de plus en plus. Il y a de moins de moins de professeurs de droite ou du centre. C'est la recette idéale pour limiter la pensée.

Le réchauffement climatique est le plus grand problème que l'humanité n'a jamais affronté

Sur le réchauffement climatique, vous vous êtes dit "plus Bill Gates que Greta Thunberg"...

Je pense qu'il faut plus traiter le réchauffement climatique comme un problème technologique qu'une guerre sainte. L'énergie a apporté des bénéfices immenses aux humains. Les pays occidentaux n'ont aucune envie de revenir en arrière, tandis que les habitants de pays plus pauvres ne veulent qu'une chose : accéder aux mêmes standards que les Occidentaux. Le défi, c'est donc de trouver une énergie pour des milliards d'humains, mais qui n'endommage pas la planète et la vie. La taxe carbone permet d'orienter les consommateurs vers des énergies décarbonées. Mais vous avez vu en France, avec les gilets jaunes, les conséquences que peut avoir une taxe sur les carburants. Il faut donc une taxation, avec des compensations pour les revenus les plus faibles.

Mais simplement rendre l'énergie sale plus chère ne résoudra pas tout. Nous devons aussi faire en sorte que les énergies propres soient bon marché. Cela passe par l'innovation technologique, comme peut-être des réacteurs nucléaires de quatrième génération (mais certainement pas par la fermeture de centrales actuelles... ), un meilleur stockage pour les énergies renouvelables, ou des progrès dans les usines d'acier, de ciment ou d'engrais qui émettent beaucoup de CO2. Le réchauffement climatique est en tout cas le plus grand problème que l'humanité n'a jamais affronté.

Dans Les Gardiens de la raison, les journalistes Stéphane Foucart et Stéphane Horel ainsi que le sociologue Sylvain Laurens vous ont accusé de propager, sous couvert de "néorationalisme", une idéologie "libertarienne"...

Ces personnes n'ont visiblement pas lu mes livres. Je pense qu'il faut savoir écouter les arguments libertariens, car ils peuvent apporter des critiques pertinentes sur certaines pratiques non démocratiques de gouvernements, comme des inefficacités bureaucratiques. Mais quand je parle au Cato Institute [un think tank libertarien], je leur explique également pourquoi je ne suis pas un libertarien. Je pense que les marchés seuls ne peuvent gérer les externalités négatives qui nuisent à la collectivité sans être la responsabilité de personne, telle la pollution. Nous avons aussi besoin du gouvernement pour assurer une redistribution et une protection sociales.

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Il m'arrive donc de m'exprimer devant des libéraux, mais je fais de même à l'université Harvard, une institution bien plus à gauche. [Rires] C'est une grande erreur que de limiter les échanges et débats à une faction politique. Car c'est la garantie de vous tromper sur de nombreux sujets, aucun camp idéologique n'ayant un monopole sur la vérité. Notre espèce a pu mettre en oeuvre des politiques efficaces en considérant une grande variété d'idées, et en les évaluant. Plus nous sommes nombreux à ne pas être d'accord, plus aussi sont grandes les chances que l'un d'entre nous ait raison.

Tout le monde devrait savoir changer d'avis

En 2017, vous aviez parié avec l'astrophysicien Martin Rees sur le fait qu'il n'y aurait pas d'attaque ou d'accident biologique provoquant un million de morts sur une période de six mois, au plus tard à partir du 31 décembre 2020. Qui a remporté les 400 dollars mis en jeu ?

Nous nous sommes mis d'accord pour attendre, car nous ne savons pas encore qui a gagné. [Rires] Si le Sars-CoV-2 a fuité du laboratoire de Wuhan, c'est moi qui perds. Pendant longtemps, cette hypothèse semblait non crédible par rapport à la thèse d'une zoonose. Mais depuis quelques mois, il y a des vrais doutes. Nous patientions donc avec Martin Rees.

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Mais j'espère surtout qu'on saura un jour la vérité, que ce soit d'un côté ou d'un autre. Tout le monde devrait savoir changer d'avis. En écrivant The Blank Slate au début des années 2000, j'avais par exemple un point de vue plutôt pessimiste sur le fait qu'on ne pouvait pas changer la nature humaine. Mais peu à peu, en regardant les données, j'ai constaté à quel point les progrès étaient marquants, et notamment en matière de déclin de la violence.

En conclusion : il ne faudrait donc pas, selon vous, désespérer face aux vagues actuelles d'irrationalité...

Oui. C'est devenu aujourd'hui un poncif dans les médias ou les sciences sociales de dépeindre l'humain comme un éternel homme des cavernes, Je pense au contraire que tout le monde peut être rationnel. Il faudrait simplement plus d'efforts pour promouvoir les méthodes statistiques comme l'esprit critique.

Nos dirigeants pourraient par exemple expliquer sur quelles bases ils ont pris leurs décisions, afin que les citoyens ne voient pas en eux simplement des autorités qu'il faudrait suivre aveuglément ou rejeter. Comme un élève en mathématiques ne doit pas se contenter d'un résultat, mais en faire une démonstration au tableau, les autorités sanitaires pourraient ainsi expliquer le raisonnement qui les a amenées à confiner la population, en en montrant les coûts et les bénéfices, plutôt que de simplement imposer des ordres.

Respectons les capacités rationnelles des citoyens ordinaires ! Et ayons conscience que le progrès est totalement dépendant de nos actions. Les bonnes choses n'arrivent pas de façon magique. Elles ont lieu quand les humains font appel à leur rationalité pour résoudre des problèmes.

"Rationalité", par Steven Pinker (trad. Peggy Sastre). Les Arènes, 401 p., 23,90 ¤.

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